Estran

FAUNE ET FLORE Francis Ponge

La faune bouge, tandis que la flore se déplie à l’œil.
Toute une sorte d’êtres animés est directement assumée par le sol.
Ils ont au monde leur place assurée, ainsi qu’à l’ancienneté leur décoration.

 

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Différents en ceci de leurs frères vagabonds, ils ne sont pas surajoutés au monde, importuns au sol. Ils n’errent pas à la recherche d’un endroit pour leur mort, si la terre comme des autres absorbe soigneusement leurs restes.

 

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Chez eux, pas de soucis alimentaires ou domiciliaires, pas d’entre-dévoration : pas de terreurs, de courses folles, de cruautés, de plaintes, de cris, de paroles. Ils ne sont pas les corps seconds de l’agitation, de la fièvre et du meurtre.

 

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Dès leur apparition au jour, ils ont pignon sur rue, ou sur route. Sans aucun souci de leurs voisins, ils ne rentrent pas les uns dans les autres par voie d’absorption. Ils ne sortent pas les uns des autres par gestation.

 

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Ils meurent par dessication et chute au sol, ou plutôt affaissement sur place, rarement par corruption. Aucun endroit de leur corps particulièrement sensible, au point que percé il cause la mort de toute la personne. Mais une sensibilité relativement plus chatouilleuse au climat, aux conditions d’existence.

 

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Ils ne sont pas… Ils ne sont pas…

Leur enfer est d’une autre sorte.

 

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Ils n’ont pas de voix. Ils sont à peu de chose près paralytiques. Ils ne peuvent attirer l’attention que par leurs poses. Ils n’ont pas l’air de connaître les douleurs de la non-justification. Mais ils ne pourraient en aucune façon échapper par la fuite à cette hantise, ou croire y échapper, dans la griserie de la vitesse. Il n’y a pas d’autre mouvement en eux que l’extension. Aucun geste, aucune pensée, peut-être aucun désir, aucune intention, qui n’aboutisse à un monstrueux accroissement de leur corps, à une irrémédiable excroissance.

 

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Ou plutôt, et c’est bien pire, rien de monstrueux par malheur : malgré tous leurs efforts pour « s’exprimer », ils ne parviennent jamais qu’à répéter un million de fois la même expression, la même feuille.

 

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Au printemps, lorsque, las de se contraindre et n’y tenant plus, ils laissent échapper un flot, un vomissement de vert, et croient entonner un cantique varié, sortir d’eux-mêmes, s’étendre à toute la nature, l’embrasser, ils ne réussissent encore que, à des milliers d’exemplaires, la même note, le même mot, la même feuille.

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L’on ne peut sortir de l’arbre par des moyens d’arbre.

 

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« Ils ne s’expriment que par leurs poses. »
Pas de gestes, ils multiplient seulement leurs bras, leurs mains, leurs doigts, — à la façon des bouddhas. C’est ainsi qu’oisifs, ils vont jusqu’au bout de leurs pensées. Ils ne sont qu’une volonté d’expression. Us n’ont rien de caché pour eux-mêmes, ils ne peuvent garder aucune idée secrète, ils se déploient entièrement, honnêtement, sans restriction.

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Oisifs, ils passent leur temps à compliquer leur propre forme, à parfaire dans le sens de la plus grande complication d’analyse leur propre corps. Où qu’ils naissent, si cachés qu’ils soient, ils ne s’occupent qu’à accomplir leur expression : ils se préparent, ils s’ornent, ils attendent qu’on vienne les lire.

 

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Ils n’ont à leur disposition pour attirer l’attention sur eux que leurs poses, que des lignes, et parfois un signa] exceptionnel, un extraordinaire appel aux yeux et à l’odorat sous forme d’ampoules ou de bombes lumineuses et parfumées, qu’on appelle leurs fleurs, et qui sont sans doute des plaies.

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Cette modification de la sempiternelle feuille signifie certainement quelque chose.

 

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Le temps des végétaux : ils semblent toujours figés, immobiles. On tourne le dos pendant quelques jours, une semaine, leur pose s’est encore précisée, leurs membres multipliés. Leur identité ne fait pas de doute, mais leur forme s’est de mieux en mieux réalisée.

 

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La beauté des fleurs qui fanent : les pétales se tordent comme sous l’action du feu : c’est bien cela d’ailleurs :

 

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La beauté des fleurs qui fanent : les pétales se tordent comme sous l’action du feu : c’est bien cela d’ailleurs : une déshydratation. Se tordent pour laisser apercevoir les graines à qui ils décident de donner leur chance, le champ libre.

 

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C’est alors que la nature se présente face à la fleur, la force à s’ouvrir, à s’écarter : elle se crispe, se tord, elle recule, et laisse triompher la graine qui sort d’elle qui l’avait préparée.

 

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Le temps des végétaux se résout à leur espace, à l’espace qu’ils occupent peu à peu, remplissant un canevas sans doute à jamais déterminé. Lorsque c’est fini, alors la lassitude les prend, et c’est le drame d’une certaine saison.

 

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Comme le développement de cristaux : une volonté de formation, et une impossibilité de se former autrement que d’une manière.

 

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Parmi les êtres animés on peut distinguer ceux dans lesquels, outre le mouvement qui les fait grandir, agit une force par laquelle ils peuvent remuer tout ou partie de leur corps, et se déplacer à leur manière par le monde, — et ceux dans lesquels il n’y a pas d’autre mouvement que l’extension.

 

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Une fois libérés de l’obligation de grandir, les premiers s’expriment de plusieurs façons, à propos de mille soucis de logement, de nourriture, de défense, de certains jeux enfin lorsqu’un certain repos leur est accordé.

 

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Les seconds, qui ne connaissent pas ces besoins pressants, l’on ne peut affirmer qu’ils n’aient pas d’autres intentions ou volonté que de s’accroître mais en tout cas toute volonté d’expression de leur part est impuissante, sinon à développer leur corps, comme si chacun de nos désirs nous coûtait l’obligation désormais de nourrir et de supporter un membre supplémentaire. Infernale multiplication de substance à l’occasion de chaque idée !

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Chaque désir de fuite m’alourdit d’un nouveau chaînon!

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Le végétal est une analyse en acte, une dialectique originale dans l’espace. Progression par division de l’acte précédent. L’expression des animaux est orale, ou mimée par gestes qui s’effacent les uns les autres. L’expression des végétaux est écrite, une fois pour toutes. Pas moyen d’y revenir, repentirs impossibles : pour se corriger, il faut ajouter. Corriger un texte écrit, et paru, par des appendices, et ainsi de suite. Mais, il faut ajouter qu’ils ne se divisent pas à l’infini. Il existe à chacun une borne.

 

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Chacun de leurs gestes laisse non pas seulement une trace comme il en est de l’homme et de ses écrits, il laisse une présence, une naissance irrémédiable, et non détachée d’eux.

 

 

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Leurs poses, ou « tableaux-vivants » : muettes instances, supplications, calme fort, triomphes.

 

 

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L’on dit que les infirmes, les amputés voient leurs facultés se développer prodigieusement : ainsi des végétaux : leur immobilité fait leur perfection, leur fouillé, leurs belles décorations, leurs riches fruits.

 

 

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Aucun geste de leur action n’a d’effet en dehors d’eux-mêmes.

 

 

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La variété infinie des sentiments que fait naître le désir dans l’immobilité a donné lieu à l’infinie diversité de leurs formes.

 

 

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Un ensemble de lois compliquées à l’extrême, c’est-à-dire le plus parfait hasard, préside à la naissance, et au placement des végétaux sur la surface du globe.

La loi des indéterminés déterminants.

 

 

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Les végétaux la nuit.

L’exhalaison de l’acide carbonique par la fonction chlorophyllienne, comme un soupir de satisfaction qui durerait des heures, comme lorsque la plus basse corde des instruments à cordes, le plus relâchée possible, vibre à la limite de la musique, du son pur, et du silence.

 

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