Un soir à Venise

 

 

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Ce qui m’a donné un très fort élan fut la figure, et encore plus le caractère tout à fait nouveau pour moi de la nouvelle mariée. Sa sœur était plus jolie qu’elle ; mais les vierges commençaient à m’alarmer. J’y voyais trop de besogne… Cette nouvelle mariée âgée de dix-neuf à vingt ans attirait sur elle l’attention de toute la compagnie à cause de ses manières empruntées. Casanova

 

 

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J’ai passé l’été en allant filer le parfait amour avec Angéla à l’école, où elle allait apprendre à broder. Son avarice à m’accorder des faveurs m’irritait ; et mon amour m’était déjà devenu un tourment. Avec un grand instinct j’avais besoin d’une fille dans le goût de Bettine qui aimât à assouvir le feu de l’amour sans l’éteindre. Mais je me suis bien vite défait de ce goût frivole. Ayant moi-même une espèce de virginité j’avais la plus grande vénération pour celle d’une fille. Je la regardais comme le Palladium de Cécrops. Je ne voulais pas des femmes mariées. Quelle sottise ! J’étais assez dupe pour être jaloux de leurs maris. Angéla était négative au suprême degré sans cependant être coquette. Elle me disait qu’elle était prête à devenir ma femme, et elle croyait que je ne pouvais pas désirer davantage. Elle m’assommait quand à titre d’extrême faveur elle me disait que l’abstinence la faisait souffrir autant que moi. Casanova

 

 

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Or tout comme ceux qui ont beaucoup de livres sont très curieux de lire les nouveaux, fussent-ils mauvais, il arrive qu’un homme, qui a aimé beaucoup de femmes toutes belles, parvienne enfin à être curieux des laides lorsqu’il les trouve neuves. Il voit une femme fardée. Le fard lui saute aux yeux ; mais cela ne le rebute pas. Sa passion devenue vice lui suggère un argument tout en faveur du faux frontispice. Il se peut, se dit-il, que le livre ne soit pas si mauvais ; et il se peut qu’il n’ait pas besoin de ce ridicule artifice. Il tente de le parcourir, il veut le feuilleter, mais point du tout ; le livre vivant s’oppose ; il veut être lu en règle. Casanova

 

 

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Clémentine me semblait faite pour être respectée autant qu’aimée, et je ne pouvais pas me figurer de pouvoir poursuivre à l’aimer sans la récompense que l’amour doit à l’amour. Si elle m’aimait, elle ne pouvait pas me la refuser ; mais c’était à moi à la solliciter, je devais même être pressant pour justifier sa défaite. Le devoir d’un amant est d’obliger l’objet qu’il aime à se rendre, et l’amour ne saurait jamais le trouver insolent. Clémentine donc ne pouvait m’opposer une résistance absolue que ne m’aimant pas ; je devais la mettre à l’épreuve ; d’autant plus que la trouvant invincible je me sentais sûr de guérir. Ce n’était pas douteux. Mais à peine décidé à employer ce moyen, j’y pensais, et je le trouvais abominable. L’idée de cesser d’aimer Clémentine m’empoisonnait. J’abhorrais cette guérison plus que la mort, car elle était digne d’être adorée. J’ai mal dormi. Casanova

 

 

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Je n’avais pas besoin de femme pour satisfaire à mon tempérament, mais d’aimer, et de reconnaître dans l’objet qui m’intéressait beaucoup de mérite tant à l’égard de la beauté, comme à celui des qualités d’âme ; et mon amour naissant gagnait en force, si je prévoyais que la conquête devait me coûter des soins. Je mettais la possibilité de la non-réussite dans la ligne des impossibles ; je savais qu’il n’y a pas de femme au monde qui puisse résister aux soins assidus, et à toutes les attentions d’un homme qui veut la rendre amoureuse. Casanova

 

 

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On m’a trouvé impoli en France, il y a cinquante ans, parce que je demandais à des comtesses et à des marquises leur nom de baptême. Elles ne le savaient pas. Et un petit maître qui par malheur s’appelait Jean satisfit à mon impertinente curiosité ; mais en m’offrant un coup d’épée. Le comble de l’impolitesse à Londres c’est de demander à quelqu’un de quelle religion il est, et en Allemagne aussi. Le plus sûr à la fin, si on veut se faire aimer, c’est de n’interroger personne sur rien, pas même s’il a la monnaie d’un louis. Casanova

 

 

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En rentrant dans la chambre, les deux héroïnes me fêtèrent par des ris et par la belle démonstration de confiance que la nature leur enseigna qu’elles devaient me donner, en m’étalant toutes les deux d’accord et sans nulle jalousie les beautés dont elles m’avaient prodigué la jouissance ; moyen sûr dans le système de l’humanité de m’exciter à leur donner le bonjour de l’amour. Je m’en sentis tenté ; mais l’âge commençait où insensiblement je m’habituais à l’épargne. J’ai passé sur le lit un quart d’heure voluptueux à comparer toutes leurs richesses ; et souffrant en paix qu’elles m’appelassent avare, je leur ai dit de se lever. Casanova

 

 

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On voudrait savoir quel est celui des deux sexes qui ait plus de raison de s’intéresser à l’œuvre de chair par rapport au plaisir qu’il ressent à l’exercer. […] Ce que je peux affirmer est ceci : le plaisir que j’ai ressenti lorsque la femme que j’ai aimée m’a rendu heureux fut certainement grand, mais je sais que je n’en aurais pas voulu si pour me le procurer j’eusse dû m’exposer au risque de devenir enceint. La femme s’y expose après même qu’elle en a fait plusieurs fois l’expérience ; elle trouve donc que le plaisir vaut la peine. Après tout cet examen, je me demande si je voudrais renaître femme et, curiosité à part, je dis que non. J’ai assez d’autres plaisirs étant homme, que je ne pourrais pas avoir étant femme, qui me font préférer mon sexe à l’autre. Je conviens cependant que pour avoir le beau privilège de renaître, je me contenterais, et je signerais, principalement aujourd’hui, à renaître non seulement femme, mais brute de quelconque espèce ; bien entendu que je renaîtrais avec ma mémoire, car sans cela ce ne serait plus moi. Casanova

 

 

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Comme elle a soutenu ce dialogue toujours riant, je l’ai pris comme il était naturel que je le prisse ; mais admirant dans elle une sorte d’esprit qui joint à ses charmes m’a d’abord convaincu qu’elle était effectivement maîtresse de se faire aimer de qui que ce soit. Ce fut le premier échantillon qu’elle m’en donna dans ce premier jour que j’eus le malheur de la connaître. Ce fut dans ce fatal jour au commencement de septembre 1763 que j’ai commencé à mourir et que j’ai fini de vivre. J’avais trente-huit ans. Casanova

 

 

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La République romaine ne devint maîtresse de tout le monde alors connu qu’en commençant par protéger tous les royaumes qu’elle s’est appropriés. Ce n’est que par cette raison que tout souverain requis de protection n’hésite pas un seul moment à l’accorder ; c’est le premier pas pour devenir le tuteur, et de tuteur le père, puis le maître de son cher protégé, quand ce ne serait que pour avoir soin de son héritage. Ce fut par ce moyen-là que ma maîtresse la République de Venise devint maîtresse du royaume de Chypre, que le Grand Turc après lui enleva pour devenir le maître du bon vin qu’on y fait, malgré que l’Alcoran devait le lui faire haïr. Venise aujourd’hui n’existe plus que par sa honte éternelle.

 

Casanova

 

 

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Pour ce qui regarde les femmes, le bon sens suffit pour que tout homme qui pense s’abstienne de demander ce que c’est qu’un médaillon masqué, ou une aigrette placée extraordinairement, ou un portrait en bracelet ou en bague. Il faut les aimer, et n’être pas curieux de leurs mystères d’autant plus que le plus souvent ce n’est qu’un colifichet, un marmouset qu’elles ne portent que pour se faire regarder, et exciter la curiosité. Casanova

 

 

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Ce fut dans la nuit du jeudi saint que j’ai composé l’ode [sur la mort de Notre Seigneur Jésus-Christ] que j’ai récitée le lendemain à l’assemblée des Inféconds, où j’ai vu le cardinal de Bernis et le cardinal J.-Baptiste Rezzonico qui me pria de lui donner copie de mon ode, que j’ai récitée par cœur, versant un torrent de larmes. Tous les académiciens pleuraient. Le vrai moyen de faire pleurer est de pleurer ; mais il faut avoir la douleur peinte sur une physionomie qui ait la force d’émouvoir sans faire des grimaces.

Casanova

 

 

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Ces Hanoveriennes, si j’avais été riche, m’auraient tenu dans leurs fers jusqu’à la fin de ma vie. Il me paraissait de les aimer non pas comme un amant, mais comme un père, et la réflexion que je couchais avec elles ne portait pas d’obstacle à mon sentiment, puisque je n’ai jamais pu concevoir comment un père pouvait tendrement aimer sa charmante fille sans avoir du moins une fois couché avec elle. Cette impuissance de conception m’a toujours convaincu, et me convainc encore avec plus de force aujourd’hui que mon esprit et ma matière ne font qu’une seule substance. Gabrielle, me parlant des yeux, me disait qu’elle m’aimait, et j’étais sûr qu’elle ne me trompait pas. Peut-on comprendre qu’elle n’aurait pas eu ce sentiment si elle eût ce qu’on appelle de la vertu ? C’est aussi pour moi une idée incompréhensible. Casanova

 

 

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Dans cette semaine j’ai aussi voulu connaître les Begno choisis, où un homme riche va se baigner, souper et coucher avec une fille de joie précieuse. C’est une partie magnifique qui coûte en tout six guinées ; l’économie peut la réduire à quatre ; mais l’économie gâte les plaisirs. Casanova

 

 

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Dans ce temps-là, le Père Stratico vint à Rome pour se faire approuver Maestro. C’est le doctorat des moines dominicains. J’ai eu le plaisir de me trouver présent à l’examen qu’il dut subir pour être approuvé théologien ubiquiste […] et mon lecteur sait, je pense, ce que c’est que la science théologique. Étant fort curieux de ce doctorat bouffon, dont Stratico même riait en secret, je suis allé le voir […] Ah ! que j’ai souffert ! […] Je trouvais qu’ils avaient tous tort, car ils étaient tous absurdes ; mais je les félicitais de ce qu’il ne m’était pas permis de parler. Sans être théologien, je me flattais que je les aurais écrasés tous avec le bon sens ; mais je me trompais : le bon sens est étranger à toute la théologie, et principalement à la spéculative ; et Stratico me le prouva théologiquement le même jour dans une maison où il me mena souper avec lui. Casanova

 

 

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J’ai employé les trois premiers mois de mon séjour à Dresde à connaître toutes les beautés mercenaires. Je les ai trouvées supérieures aux Italiennes et aux Françaises pour ce qui regarde le matériel, mais très inférieures dans les grâces, dans l’esprit et dans l’art de plaire, qui consiste principalement à paraître amoureuse de celui qui les trouva aimables, et qui les paye. Cela fait qu’elles ont la réputation d’être froides. Ce qui m’arrêta dans ces courses brutales fut une indisposition qu’une belle Hongroise de la société de la Creps me communiqua. Casanova

 

 

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Nous allâmes au jardin […] Les allées couvertes de ce joli paradis étaient plafonnées de vignes et de grosses grappes de raisin aussi épaisses que les feuilles qui les séparaient, et des arbres fruitiers formaient à droite et à gauche le péristyle qui les soutenaient. J’ai dit à ma chère Lucrèce qui jouissait de mon plaisir, que je ne m’étonnais pas que ce jardin me causât plus de sensations que les vignes de Tivoli et de Frascati, puisque tout ce qui est vaste est plus fait pour éblouir que pour charmer l’âme.

Casanova

 

 

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C’est la curiosité qui rend inconstant un homme habitué dans le vice. Si toutes les femmes avaient la même physionomie, et le même caractère dans l’esprit, l’homme, non seulement ne deviendrait jamais inconstant, mais pas même amoureux. Il en prendrait une par instinct, et il se contenterait d’elle seule jusqu’à la mort. L’économie de notre monde serait une autre. La nouveauté est le tyran de notre âme ; nous savons que ce qu’on ne voit pas est à peu près la même chose ; mais ce qu’elles nous laissent voir nous fait croire le contraire ; et cela leur suffit. Avares par nature de nous laisser voir ce qu’elles ont de commun avec les autres, elles forcent notre imagination à se figurer qu’elles sont tout autre chose.

Casanova

 

 

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Mais voici la première faveur que je me suis procurée d’une espèce toute singulière. Mme F. s’est piquée fort avec une épingle le doigt du milieu, et n’ayant pas là sa femme de chambre, elle me pria de le lui sucer pour en épuiser le sang. Si mon lecteur a jamais été amoureux, il peut se figurer comment je me suis acquitté de cette commission ; car qu’est-ce qu’un baiser ? Ce n’est autre chose que le véritable effet du désir de puiser dans l’objet qu’on aime. Après m’avoir remercié elle me dit de cracher dans mon mouchoir le sang que j’avais sucé. “— Je l’ai avalé, madame, et Dieu sait avec quel plaisir. — Avalé mon sang avec plaisir ? Êtes-vous de race d’anthropophages ? — Tout ce que je sais est que je l’ai avalé involontairement, mais avec plaisir. Casanova

 

 

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Tant je trouvais que j’étais parfaitement heureux alors, tant je devais convenir d’être devenu malheureux, car toute la belle perspective d’un plus heureux avenir ne se présentait plus à mon imagination. Je connaissais malgré moi, et je me sentais forcé à me l’avouer, que j’avais perdu tout mon temps, ce qui voulait dire que j’avais perdu ma vie ; les vingt ans que j’avais encore devant moi, et sur lesquels il me semblait de pouvoir compter, me paraissaient tristes. Ayant quarante-sept ans je savais que j’étais dans l’âge méprisé par la fortune, et c’était tout dire pour m’attrister, puisque sans la faveur de l’aveugle déesse, personne au monde ne peut être heureux. Casanova

 

 

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