Pilou-pilou

 

 

C’était il y a 25 ans…

La mutation à Toulon était inévitable. Il fallait quitter les contrées civilisées et se frotter à l’ail, à l’accent et au laisser-aller…

Ce que je connaissais de Toulon ?

– Bonaparte s’y distingue en 1793

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– Jean Valjean séjourne au bagne de Toulon

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– La flotte française s’y saborde en 1942

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Que du bon…

 

D’une façon plus terre à terre, j’avais traversé la ville, quelques années auparavant, sans m’apercevoir que j’avais traversé une ville :

– avant la ville : des barres de pauvres

 

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– dans la ville : une grande saignée quasi-autoroutière encadrée par de hideux bâtiments qui bouchent la vue sur la mer (seul un journaliste de Libération a pu en vanter les mérites architecturaux)

 

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– après la ville : des tours de classes moyennes

 

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La différence avec les barres de pauvres ? Il n’y a pas de paraboles aux fenêtres…

 

Schématiquement, on obtient ceci :

 

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C’était il y a 25 ans. Aujourd’hui, je peux même expliquer l’à-propos de ce titre énigmatique : pilou-pilou.

Ah ! Nous les terribles guerriers du Pilou-Pilou
Qui descendons de la Montagne vers la Mer
Pilou-Pilou !
Avec nos femmes échevelées allaitant nos enfants
A l’ombre des grands cocotiers blancs
Pilou-Pilou !
Nous les terribles guerriers poussons notre terrible cri de guerre
AAAARRRGGGGHHHHH !
J’ai dit « TERRIBLE CRI DE GUERRE » !
AAAARRRGGGGHHHHH !
Parce que TOULON
ROUGE !
Parce que TOULON
NOIR !
Parce que TOULON
ROUGE ET NOIR !

Le rugby…

 

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Je m’étais fixé trois jours pour trouver à me loger dans mes nouveaux quartiers.

Comme base de départ de mon exploration immobilière, l’Hôtel de l’Amirauté s’imposait. Un hôtel languissant aux deux étoiles palotes qui disposait de chambres pour personnes seules, avec vue sur cour déprimante (depuis, l’Amirauté a pris du galon!).

 

toul2

 

Le soir de juillet tombait, et le plan de Toulon indiquait plein sud un fouillis de ruelles qui ne pouvait être que la vieille ville. J’allai vers ces ruelles pittoresques teintées d’ocre et agrémentées de volets d’un bleu passé qui font le charme des villages méditerranéens.

Enfin, c’est ce que j’aurais pu voir si l’on avait été à l’intérieur des terres, mais Toulon est un port, avec ses marins,

 

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et la vieille ville présentait un pittoresque loin des canons touristiques classiques.

 

Je venais de découvrir « Chicago », quartier des plaisirs sordides du vieux Toulon. Une petite rue étroite menait au port, encadrée de bistros dont les lumières criardes éclairaient les jeunes femmes lasses aux tenues lascives qui en étaient les figures de proue. Au milieu de la rue, sous les regards blasés des dames, l’intellectuel égaré n’en menait pas large…

 

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Depuis, « Chicago » a vécu…

 

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Sa chute est décrite ainsi pas un spécialiste de l’histoire toulonnaise :

Pour réagir contre les conflits « racistes », les autorités ont pris toutes mesures utiles d’apaisement: interdiction aux matelots de sortir en ville en uniforme, démolition rapide des immeubles devenus symboliques du territoire contesté et déplacement des populations maghrébines. Le nettoyage par le vide étant accompli, un vaste plan de rénovation urbaine installera du béton résidentiel là où se trouvait la « basse ville ». Toulon étant la seule grande ville du littoral méditerranéen à avoir perdu toute sa vieille ville… peut être à cause d’un micro-climat particulièrement destructeur.

Remarquez les guillemets entourant le mot « raciste ». Par contre, « micro-climat » est laissé tel quel. C’est un bon exemple du dialecte local.

Rassurez-vous : la vieille ville existe encore. Très majoritairement, sa population est immigrée,et peut-être est-ce ainsi qu’il faut comprendre sa « perte ».

 

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Pour être heureux, il faut de la géométrie (la finesse ne fait que compliquer la vie). Pour me trouver un toit, j’ai donc tracé sur le plan un disque permettant d’arriver à pied à mon lieu de travail en moins de 20 minutes. Cinq quartiers apparaissaient alors, ainsi que des no man’s lands que je n’avais pas le temps d’explorer. C’est évidemment dans ces entre-deux que le sage, comme la mauvaise herbe, peut s’épanouir. Mais le temps pressait.

Détaillons le plan :

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1 – La « haute ville », retombée méditerranéenne des efforts du baron Haussmann pour rendre la ville cossue et orthogonale :

 

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2 – La « basse ville ».

Délabrée, mal famée, bruyante… Et « Chicago », c’est un peu trop exotique.

3. – La Rode : quartier de tours pour classe moyenne.

 

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Les édifices portent de charmants noms d’oiseau (le Colibri, la Mouette, le Goéland…) selon le principe que plus c’est laid, plus il faut le cacher.

 

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4. Le port marchand.

Des barres d’immeubles, des tours, un résumé des erreurs de l’après-guerre.

 

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Confrontée à tant de laideur, la municipalité a décidé de détruire la « Carte Postale », verrue la plus voyante du quartier : « Le Dimanche 30 Septembre 2001, la Carte postale est tombée dans un bruit sourd, 40 ans d’une présence familière, de souvenirs collectifs et de parcours humains, réduits à l’état de gravas en quelques secondes. « 

 

L’immeuble a été remplacé par… un parking.

 

5. L’image suivante est celle d’une frontière, d’un Rideau de fer, d’un Mur de Berlin.

A gauche, le Port Marchand, ses barres d’immeubles, ses pauvres.

A droite, le Mourillon, ses petites rues pittoresques, ses villas charmantes, territoire de la Marine gradée où subsiste encore ce qu’il faut de pauvreté pour entretenir la vie et le spectacle du quartier.

 

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Et c’est assez mignon, en plus…

 

tourillon

 

Au fond: les barres d’immeubles du Port Marchand.

 

Qu’allais-je choisir ?

 

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Trois jours de tournoiements dans la ville, accompagnés d’agents immobiliers mielleux, canailles, avides. Avant toute visite, on me prévenait : l’immeuble est « bien habité »; expression dont j’ai peu à peu saisi le sens : ici, pas d’arabes. Venant de contrées plus au nord à une époque où les « thèses » frontistes n’attiraient qu’un français sur dix, cette obsession de l’étranger à éviter en toute priorité m’avait sidérée. Plus tard, des réflexions, des blagues de collègues pourtant bien éduqués m’avait ouvert les yeux sur la pénétration profonde des idées racistes dans ce beau pays de soleil, de mer et de corruption. La Méditerranée a deux rives, et les Pieds Noirs ont la rancune tenace vis à vis de ceux d’en face, qui, après les avoir chassés ont l’outrecuidance de venir travailler ici dans les emplois les plus pénibles, mais sans être traités comme des domestiques naturels.

Bref, je visitais des appartements tristes, déglingués bruyants, mais blancs.

C’était ici:

 

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Vue sur mer, mais également sur un grand rond-point agité. La propriétaire est un professeur las, contente d’enseigner en collège parce qu’il y a « peu de travail », et que l’on peut aller souvent à la plage. Vocation, quand tu nous tiens…

 

Ou là :

 

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La mer est à deux pas, mais de l’autre coté de l’immeuble. La vue est imprenable sur un parking bien fourni, et l’environnement est gravement bétonné.

 

Ou encore là, plus pittoresque :

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Lorsque l’on ouvre la porte, un écriteau conseille de bien la fermer pour éviter les rats. L’appartement lui-même est tout juste digne d’un rat, effectivement.

 

Et d’autres, et d’autres… à donner envie d’être riche, de pouvoir envisager ces charmantes villas avec leur petit jardinet, les belles résidences donnant sur mer du très bourgeois Cap Brun. Mais les finances sont à marée basse, il a fallu se rabattre sur La Chantal !

 

tou-chantal

 

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J’habite donc à « La Chantal ». Pourquoi pas « L’Alfred » ou « La Marie-Chantal »!
Non, finalement, Chantal n’avait rien de Marie-Chantal…

 

Mon appartement est là, au troisième étage :

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Vue de haut, « La Chantal » est l’extrémité d’un ilot de briques et de béton dans un environnement de villas cossues :

 

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Côté sud, je donne chez les bourgeois. Je profite de la vue de leur jardin, je hume leur bourgeoisie élégante et satisfaite.

 

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Et puis je traverse mes 50 mètres carrés et j’ai vue au nord sur un parking sinistre qui me ramène à ma condition d’économiquement souffreteux.

 

La Chantal est née au début des années 60. De mauvaises fées se sont penchées sur son chantier en ces années où le logement devait croitre et multiplier sans souci de qualité, de confort, de durabilité. La minceur des cloisons m’évitait de souhaiter le bonsoir à mon fils puisqu’il pouvait profiter de l’onction parentale du voisin de droite, de l’autre côté du mur. Quant à moi, je profitais des râles nocturnes dus à la maladie de Parkinson de mon voisin de gauche. En haut à droite, une pimpante voisine allait dormir après minuit en claquant ses talons sur le carrelage.
La cage d’escalier est une vaste caisse de résonance. Ma porte consiste en deux planches de mince contreplaqué qui ne peut que servir de table d’harmonie à cet instrument diabolique qu’est le brouhaha humain. Ce fut la période des bouchons dans les oreilles pour survivre à la nuit, de la détresse quotidienne devant l’ennemi permanent qui faisait claquer les volets et prolonger les conversations dans les escaliers pour me pousser à bout de nerfs.
L’enfer…

 

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Les jours de fête, les habitants du rez-de-chaussée investissent l’entrée où ils dressent table car leur petit réduit est trop exigu pour recevoir. L’immeuble est alors tout entier rempli d’une joyeuse ambiance, que l’on ne peut contester puisque l’on est gentiment invité à partager un petit verre lorsque, timidement et en s’excusant de devoir obliger des convives à déplacer leur chaise, on passe par cette salle à manger improvisée pour sortir de la résidence.
Le couple fait office de concierge, Monsieur étant un ancien marin de la marine marchande, et Madame une Normande rencontrée au hasard d’un cabotage. Quand il fait beau, le couple s’échappe, les bras chargés de table, chaises pliantes, glacière, et s’installe devant le Port Saint Louis pour un pic-nique au soleil, en compagnie d’autres habitués.

 

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Une version méditerranéenne des excursions du bord de Marne, avec la même candeur, et la même fraternité.

 

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Voilà au moins un bon souvenir…

 

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Qu’est-ce qu’habiter une ville ?

 

Parcourir des rues, s’arrêter dans des lieux de sociabilité, rencontrer des gens… La richesse de la vie que l’on développe peut se mesurer au périmètre de ces déplacement habituels. En ces années-là, le territoire décrit autour de mon terrier avait l’amplitude d’un petit village :

 

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Pour les loisirs de l’esprit, la bibliothèque fournissait les cinq romans pris au hasard que je parcourais ou lisais pendant la semaine. Pour les loisirs du corps, les plages étaient le lieu idéal pour courir au couchant, long parcours artificiel qui fait le bonheur des badauds du week-end après avoir fait le bonheur des amateurs de pots de vin liés aux grandes infrastructures.

 

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Derrière le palmier du centre, on peut voir la grande salle circulaire qui a été plastiquée deux fois en ces années-là…

 

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Au bord de l’eau une enfilade de petits restaurants qui, hors saison, permettent de prendre le soleil en regardant la mer, et qui vivent pendant l’été de la location de transats. Cuisine à base de moules-frites et de surgelés. Les jardins sont à recommander le soir aux amateurs de rencontres en tout genre.

Devant l’une des jetées, on commémore :

 

pilou_DSF2395« …appareilla vers Alger afin de rendre la liberté à la mer et de faire de l’Algérie une terre de progrès que plus d’un siècle de travaux et de combats en commun devait unir à la France par des liens de fraternité. »… vous avez bien lu !

Quittons ces eaux troubles pour entrer dans mon village.

 

 

Les corvées de la vie quotidienne sont situées sur un même axe :

D’abord le boulot :

 

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En revenant du boulot, une halte au super-marché :

 

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On repasse ensuite la frontière pauvres-riches pour arriver à la rue commerçante du Mourillon, où les femmes des officiers de marine promènent leurs enfants nombreux et charmants dans leur tenue bo-de-ga (bourgeois décontracté de garnison).

 

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J’exagère ? Qu’en dit un article de l’Express consacré à l’immobilier dans les quartiers chics : « Très urbanisé, face aux plages, le Mourillon a une excellente cote et la réputation de concilier vie commerçante et tranquillité résidentielle », remarque René Vatel. Historiquement, le secteur a d’abord accueilli les officiers de marine et leurs familles. La tradition se perpétue et le quartier reste un micromarché tant la demande y excède l’offre. »

 

Pour oublier, il suffit de boire ! Près du fort Saint Louis des cafés branchés accueillent la jeunesse dorée, mais l’on peut aussi trouver des lieux plus retirés et humains, tel celui-ci où j’allais écluser une petite bière les soirs où le travail s’était cruellement prolongé.

 

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Une petite vie tranquille chez les bourgeois, où rien ne se passe fors les animations organisées par l’Amicale des commerçants du Mourillon. Le bruit est ailleurs, dans la « vraie » ville : l’accueil triomphal des rugbymen du RCT, champions de France 1992, le défilé des soldats de l’opération Daguet (guerre d’Irak) en 1991.
Ah si, un événement a eu lieu : la défaite du sénateur Arreckx, « parrain politique » UDF du Var, devant Mme de la Brosse, Front National, aux élections cantonales de 1994. Le début de la descente aux enfers de l’ancien maire de Toulon, et le début de l’ascension du FN qui l’a conduit à la mairie en 1995…

 

Marin, rejoins ton équipage
Tu es paré pour la mission
Bientôt commence l’appareillage
Du patrouilleur au porte-avions
Marin au cours de ton voyage
Tu hisses notre pavillon
Au loin très haut tu portes l’image
De la France aux autres nations
Honneur, Valeur et Discipline
Mis au service de la Patrie
C’est la devise de la Marine
Qui s’est inscrite dans ta vie
C’est la devise de la Marine
Qui s’est inscrite dans ta vie

 

__________

 

 

 

 

J’avais succombé aux charmes du petit village provençal bien propre sur lui, encore habité par des petits vieux nécessiteux dans les immeubles dégradés des rues commerçantes, mais dont la véritable vocation est d’être l’écrin charmant des petits commerces où l’on a plaisir à se retrouver entre soi.

Pour avoir le privilège douteux de fréquenter les mêmes lieux, j’habitais un petit appartement aux murs de carton où je me sentais harcelé par le bruit. Il était temps de fuir…

Le quartier fait envie, et la revente fut rapide.

 

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J’avais toujours rêvé d’un appartement ancien, où l’on peut se réchauffer le corps et l’âme devant une cheminée dont les flammes peinent à éclairer les grands volumes du spacieux séjour… Cap sur la « haute ville », ancien quartier bourgeois de la cité, au dessus de l’axe principal qui traverse Toulon, le boulevard de Strasbourg :

 

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En 1910, le boulevard était charmant, avec ses terrasses ombragées, son tramway, ses marins :

 

pilou_Toulon_Bd_de_Strasbourg1910

 

En 1950, l’atmosphère est moins sereine, on commence à s’agiter et le tramway n’en a plus pour longtemps (Le dernier tramway toulonnais circula le 15 avril 1955):

 

pilou_St_Remy_Toulon_2

 

De nos jours, on y défile le 14 juillet :

 

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et la vieille garde regarde la jeunesse marcher la fleur au fusil :

 

pilou_porte_drapeau

 

En dehors des jours de fête (ou de manifestation), c’est une artère passante, tellement passante que l’on envisage d’y installer… le tramway !

 

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Pour moi, une nouvelle vie commençait…

 

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FIN DE LA PREMIÈRE (et dernière ?) SAISON

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