Le sens de la vie

 

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On avait rassemblé les jeunes filles dans la salle des fêtes, le Directeur de l’Enseignement public était venu expliquer à ces êtres impatients la haute signification de leur future, patiente activité. Les jeunes filles l’avaient écouté avec le sourire, elles n’avaient que vaguement conscience de ce que l’on leur disait. A leur âge, on est, au dedans de soi, plein de clameurs, et alors le monde du dehors est tout déformé, parce que l’on le regarde les yeux brillants.
Maria fut nommée dans un district lointain, le village de Khochoutovo, à la frontière du désert mort d’Asie centrale.

 

 

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– La raison, articula la vieille en toute lucidité. J’ai vécu tant d’années que je n’ai plus que la raison et les os – voilà tout ce qui me reste ! Mon corps, il y a longtemps qu’il est parti en travail et soucis – il ne me reste pas grand-chose à mourir, tout est déjà mort petit à petit. Tiens! regarde comment je suis!
Elle retira d’un air soumis le fichu qui lui recouvrait la tête et j’aperçus son crâne chauve, dont les os vétustes étaient prêts à tomber en pièces et à rendre sans retour à la poussière terrestre sa patiente raison, parcimonieusement amassée, qui avait connu le monde en toutes tâches et calamités.

 

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Tu es naïf et cruel : pour amasser de l’or, tu es parti en terres lointaines; pour conquérir une gloire sauvage, tu as ruiné mon amour et ma jeunesse avide de tendresse. Je suis femme, sans toi plus faible qu’un rameau, j’ai remis ma vie à un autre.
Te souviens-tu de Thomas Race, gentil Bert? C’est lui qui est devenu mon époux. Tu en es contrarié, mais reconnais qu’il est très gentil et puis, il m’est tellement dévoué!

 

 

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Prokhor eut pitié de l’orphelin qui disparaissait sur l’autre versant de la route : « Il va faiblir dans le vent, ce petit, il va se coucher dans un fossé et il trépassera : le vaste monde, ce n’est pas une isba familiale. »
Prokhor voulut le rattraper, le faire revenir, afin qu’ils meurent tous en tas et en paix, mais chez lui, il avait ses enfants à lui, sa bonne femme et les derniers restants des blés de printemps.

« Nous sommes tous des rustres et des misérables », se qualifia-t-il fort justement lui-même.

 

 

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C’est quand je suis monté à l’attaque que ça a été le plus mal, là je me sentais tout pris de pâmoison, mais le temps d’arriver à l’ennemi, je m’étais aéré, foutu en boule et guéri. Il n’y a que là, je me suis retrouvé fatigué, le temps de zigouiller ces deux-là. A présent ça peut aller. Ce qui est moche, c’est que quand on prend un pruneau tout de suite au début, qu’on entre à peine dans la bagarre, tu ne te bats qu’à moitié. A présent ça va, j’ai pris mes distances d’avec la mort.

 

 

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Il amena le convoi jusqu’au terminus sans mon aide. le travail fini, je l’accompagnai chez lui et nous passâmes toute la soirée et toute la nuit ensemble.
J’avais peur de le laisser tout seul, comme s’il eut été mon propre fils, sans défense contre les atteintes imprévues et hostiles de notre monde violent et merveilleux.

 

 

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blog12_1_15_DSF2947

 

– Et toi, qu’est-ce que tu comptes faire ? demandait le moujik, s’intéressant au sort d’autrui afin de trouver sa propre voie.
– Moi, je suis un infirme, confiait Kondaïev, je peux facilement vivre rien que de compassion. tandis que toi, tu vas expédier ta femme dans l’autre monde, pauvre éclopé ! Tu ferais mieux de te replier, alors tu lui enverras du blé par charretées : la bonne affaire, quoi !
– Ma foi, je crois bien que c’est ce que je vais faire, soupirait l’homme à contre-coeur, tout en espérant réussir tant bien que mal à tenir chez lui : un peu de chou par-ci, quelques baies par-là, des champignons, et après, on verra.

 

 

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blog13_1_15_DSF2940b

 

Alors, ma fille m’a emmenée d’ici droit devant nous, elle m’aimait, elle était ma fille, après elle s’est éloignée, elle en a aimé d’autres, elle les a aimés tous, elle a pris pitié de l’un d’eux – elle était bonne, elle était ma fille – elle s’est penchée vers lui, il était malade, blessé, il était comme mort-vivant, alors, elle aussi ils l’ont tuée, ils l’ont tuée d’en haut, d’un aéroplane… Et moi, je suis revenue, qu’est-ce que ça me fait à moi ? Qu’est-ce que ça me fait à présent ? Tout m’est égal ! Moi aussi c’est comme si j’étais morte…

 

 

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blog14_1_16_DSF2926

 

Elle avait l’habitude d’aimer celui qui venait de partir, elle voulait être aimée de lui sans arrêt, perpétuellement, afin qu’à l’intérieur de sa chair, parmi la vie ordinaire, monotone, se languisse et croisse une nouvelle vie, qui lui serait chère. Mais elle-même, elle ne pouvait aimer comme elle l’aurait voulu, fort et constamment ; parfois, lassée, elle pleurait d’irritation de posséder un cœur qui n’était pas infatigable.

 

 

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blog15_1_16_DSF2929b

 

 

Tandis que le mari de Fossia dormait au loin et que son cœur, de toute façon, ne sentait rien, ne se rappelait rien, ne l’aimait plus, c’était comme si elle était seule dans le vaste monde, libérée du bonheur et de la tristesse, et elle avait envie de danser un peu, d’écouter de la musique, de tenir d’autres gens par la main. Demain matin, quand il se réveillerait tout seul, là-bas, et repenserait aussitôt à elle, elle pleurerait peut-être.

 

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blog16_1_16_DSF2950

 

 

– Mon chéri, j’ai fait le ménage en grand, je n’étais pas mourante du tout.

– Je l’ai deviné une fois dans le train, que tu n’étais pas mourante. Je n’ai pas cru bien longtemps à ton télégramme.

– Alors, pourquoi es-tu venu ? s’étonna-t-elle.

– Je t’aime, je m’ennuie de toi, dit tristement Fiodor.

Frossia ressentit de la peine.

– J’ai peur que tu ne m’aimes plus un jour, et alors je mourrai pour de bon.

Fiodor lui embrassa le côté du visage.

– Si tu meurs, tu oublieras tout le monde, et moi avec, dit-il.

Frossia secoua son chagrin.

– Non, ça ne vaut pas le coup de mourir, c’est de la passivité.

– Bien sûr, dit Fiodor avec un sourire.

Il aimait les mots savants, élevés qu’elle employait.

 

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blog17_1_16_DSF2923

 

Quand ils découvraient l’âme de Parchine, les gens devenaient faibles devant lui, devant cette source de vie si franche, si généreuse, si claire, si constante quand bien même si prodigue de ses forces; et leurs passions et leurs habitudes les quittaient : ils oubliaient la jalousie d’amour parce que leur cœur et leur corps avaient honte de leur avarice, ils négligeaient leur raison calculatrice et un nouveau sens de la vie, léger, germait en eux, comme si une force supérieure et simple les effleurait pour un temps et les entrainait à sa suite.

 

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blog18_1_16_DSF2935b

 

 

Ivanov n’était pas homme à s’éterniser dans une humeur triste et morne; à de tels moments il lui semblait que quelqu’un, au loin, se moquait de lui, était heureux à sa place, tandis qu’il jouait les benêts boudeurs. C’est pourquoi il passait à l’action de vivre, c’est à dire qu’il se trouvait une occupation, ou bien une consolation, comme il disait lui-même, une joie simple, d’occasion – et ainsi il sortait de son accablement.

 

 

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blog19_1_16_DSF2962

 

 

« Faudra-t-il que j’enterre ma jeunesse dans des dunes de sable parmi des rustres nomades et que je meure dans un fourré d’osiers, considérant que cet arbuste à moitié mort est le plus beau monument que puisse m’offrir le désert et la plus grande gloire de ma vie ? »
Et où était son mari, son compagnon ?

 

 

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blog21_1_16_DSF2951

 

Devant une des maisons du village elle descendit de mes bras. Je lui dis adieu, lui baisai le visage et décidai de lui consacrer ma vie parce que, quand on est jeune, on croit toujours avoir plein de vie, en posséder suffisamment pour toutes les petites vieilles.

 

 

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Il mit longtemps à rentrer, sans penser, de tout le chemin, à allumer une cigarette et souffrant de cette petite contrariété. Une fois chez lui, il s’assit à la petite table d’angle où se tenait Sacha d’ordinaire, et se mit à ânonner à voix haute un manuel d’algèbre sans rien y comprendre, mais y trouvant peu à peu consolation.

 

 

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Les textes sont extraits de nouvelles de Andrei Platonov.

 

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