Récits ferroviaires

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« Dis Blaise, sommes nous loin de Montmartre? »
Sous la plume de Blaise Cendrars un voyage en première section du RER, c’est déjà le Transsibérien.
On sait maintenant qu’il n’est jamais parti.

 

 

RECITS FERROVIAIRES

 

 

Textes de Brigitte David
Photos de JCK

 

 

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Les nouveaux druides

 

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La fête avait lieu en juin à Presles. Il fallait prendre le train Gare du Nord. Arrivée à Presles, passer la voie de chemin de fer, tourner à gauche et suivre la voie ferrée sur 1Km.
Il y a la queue au guichet ce dimanche matin: des hommes et moi. Shorts satinés, largement échancrés en haut des cuisses, débardeurs, sacs à dos. Les retrouvailles s’accompagnent d’embrassements tendres et démonstratifs.
Il arrive en jean. Son ami ne cache pas sa déception: « Mais tu n’as pas mis ton short! La dernière fois non plus tu n’avais pas mis ton short!… » Les amis compatissants flairent le drame et baissent les paupières.
Groupe courtois, suave, disert, ils occupent un wagon dans le train de banlieue, débordant de part et d’autre de la travée centrale. Au fond de la rame, quelques noirs, quelques lascars et moi-même nous tenons silencieux, attentifs et recroquevillés sur quatre banquettes.
Ils descendent à Presles. J’hésite sur la direction à prendre. Je demande mon chemin. Les yeux bleus bordés de cils cosmétisés, il hésite à répondre. Inquiet, son regard cherche l’approbation du groupe. Il hasarde une rosée de mots.
« Cette forêt a toute une histoire – commentera mon hôte plus tard – Vous avez eu affaire à un groupe de druides! « .

 

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Le chef de gare

 

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Ils étaient les seuls à ne pas le savoir. Un TGV finit toujours par partir. Quand ils l’ont appris, d’un mouvement réflexe ils se sont décollés l’un de l’autre et ont ébauché le même geste de le retenir.
On pouvait les avoir remarqués, seuls à quai, étroitement enlacés et soupçonné que la séparation s’avérait délicate. Quand le train s’est ébranlé, la stupeur a gagné tous les spectateurs. Chacun s’identifiait à celui ou celle dont la valise était restée dans le train en partance, dans le train parti. Et chacun d’imaginer un scénario possible. Amours naissantes ? Amours contrariées ? L’un ou l’autre doit repartir vers le lieu de son travail … un autre couple… Pourtant… on ne peut créditer des adultes de l’ignorance d’un train au départ. En quoi – pensait la psy à la petite semaine qui sommeille en moi – en quoi diable avaient-ils besoin de cet acte manqué ? Est-ce bon signe pour l’avenir cet acte manqué en lieu et place de la décision, de la signature de l’acte ?
Trêve de conjectures… C’est le chef de gare qui a tranché. De là où il était, il a bien vu qu’il n’y avait rien de mieux pour eux que de les mettre en face de leur propre histoire. Comme toutes les personnes en relation aux « publics », les chefs de gare développent des capacités de perception, d’analyse, de rapidité de décision, à proprement parler époustouflantes.
Il n’en parle à personne de son petit jeu, mais ça le réjouit de jouer les bienfaiteurs des amours-TGV , auxquelles il offre, une fois sur cent, une prolongation… Cadeau du chef !

 

 

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Le lapin

 

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Il savait quand la Bourgogne devenait l’Ile de France, quand la Bretagne devenait l’Anjou, l’Alsace la Lorraine… Il reconnaissait les évidences géographiques, avait dans la tête un glossaire de chefs-lieux et de sous-préfectures. Il disait qu’en train il savait toujours exactement quelle région il traversait. Il n’apprenait, disait-il, jamais rien de la contemplation du paysage.
« Moi, dit-elle, je ne sais rien. Je ne peux pas lire, écrire, rien… Ce que je cherche dans le paysage, c’est le lapin qui traverse le pré, le chevreuil en lisière de forêt… « 

 

 

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Fil d’Écosse

 

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Sa main est fine, son poignet cerclé de perles délicates, ses doigts portent des bagues discrètes, ses ongles sont peints d’un vernis juste nacré. Pantalon grège, petit pull blanc en fil d’Écosse, elle sort de son sac l’un de ces ouvrages de dame, un rond de broderie, avec des fils de soie, et elle brode, à la vue de tous, des fleurs, des bouquets champêtres, des oiseaux…

Je me souviens de sa stupeur et de sa honte. Il n’a regardé personne. Il n’a pas cherché l’approbation de la meute. De sa petite voix voilée, comme en ont souvent les jeunes maghrébins, il a dit, indigné : « Mais qu’est ce qui te prend ? » à celui qui devait être le chef de bande, le plus vieux …
Ils étaient entrés en braillant dans la rame de métro. quatre ou cinq enfants « turbulents » . Interrompant ma lecture. Parfois, il ne faut pas rencontrer leur regard. La réponse a été immédiate. Un crachat a atterri sur mon sac. « Ça vous arrive souvent ? » Parfois, on est avares de mots.
Le petit, lui aussi, était sous le choc. Il a sorti précipitamment un kleenex, est venu vers moi et il a essuyé le crachat. Spontanément. Immédiatement. « Mais qu’est ce qui te prend ? »…
Souvent, je pense à lui

 

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Grossier personnage

 

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« Pourriez-vous, Monsieur, me laisser passer?  » Elle l’a dit à haute et intelligible voix.  » Merci, Monsieur, vous êtes gentil…  »
On voyait d’abord son ventre rond. Huit mois de grossesse au jugé. Trop avancée pour reculer, figée dans l’allée centrale, face à l’homme aux cheveux gris ondulés, l’homme d’affaires, l’homme habitué à passer le premier, dont le regard ne s’abaisse jamais jusqu’au ventre des femmes. Il n’a pas un mot et l’on imagine, pas un sourire, pas un geste de tête. Le wagon tout entier dévisage ce rustre, cet inélégant, cet irrespectueux…

 

 

La rame de métro est bondée sur la Ligne 13 qui dessert Saint-Ouen et Saint-Denis. Heure d’affluence chronique.
Alors que le métro est en arrêt dans une station, une scène de bagarre se déroule sous nos yeux sur le quai d’en face. Soudain, l’un des deux assaillants sort son couteau. Une clameur s ‘élève dans la rame.
Quand nous descendons un peu plus tard, une femme noire s’indigne à haute voix: « On les a mal éduqués ! ». Elle ne dit pas « Ils sont mal éduqués, ils les ont mal éduqués… » Elle est partie prenante. Elle fait partie du lot. Elle pourrait être une copine.

 

 

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Gaspard

 

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Il voyageait sans « titre de transport “. Tout le wagon pouvait entendre le contrôleur lui demander : ” Vous ne saviez pas qu’il faut un billet pour voyager? ” Mais il ne jouait à rien et pas à faire l’imbécile qui ne comprend pas. Il avait tenté sa chance et de la chance justement, il n’en avait pas. ” Combien avez-vous sur vous? “ Les contrôleurs ont des consignes. Il avait quelques euros. Pour ce prix là, le contrôleur lui a concocté un “titre de transport” et l’a invité à s’asseoir avec les autres passagers. Beur, pauvre, mais pas paria. Quand la Gare de Lyon a été annoncée, il s’est levé avec d’autres passagers, mais lui, on voyait bien qu’il ne serait en retard nulle part et discrètement il a compté ce qui lui restait en poche . Il fut évident pour tout le monde que ce n’était pas assez.
De toute façon, Gaspard, combien de temps aurais-tu gagné avec le prix du billet ?

 

 

A l’arrivée du train, hagard, un homme remonte en sens inverse le flot des voyageurs, brandissant devant lui comme une excuse, un chihuahua…
Il n’y a pas que la brume de novembre qui l’attende comme surprise à son retour à Paris. Dans sa corbeille à papier, il a trouvé le numéro de téléphone de l’hôtel où elle est descendue avec son amant, alors qu’elle était censée être au chevet de sa mère malade. Ses meubles sont au garde-meubles. Il garde la voiture et l’appartement. Quant aux enfants, son avocat à lui, prendra contact avec son avocat à elle. Mari trompé, il n’en est pas moins homme. Il lui laisse le chihuahua. Dans sa hâte de le lui donner, il bouscule sans le voir, un jeune beur accablé, qui ne sait pas de quoi seront faites ses dernières heures d’homme presque libre.

 

 

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La bulle de chewing-gum

 

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Il monte dans le métro en faisant péter une énorme bulle de chewing-gum. Un bruit sec, agressif, une détonation. Il s’installe sur la banquette arrière et toutes les trente secondes éclate à nouveau la bulle. Tout le monde est en attente. Après la bulle? Si l’on se retourne, on croise sous le chapeau enfoncé jusqu’aux yeux, un regard noir indéchiffrable. Il se lève, se dirige vers la sortie, se colle contre un immense jeune homme, lève la tête vers lui et sans le quitter des yeux, il fait péter sa bulle : une fois, deux fois, comme un prélude. L’autre ne bronche pas. Personne ne bronche. Personne n’échange même un regard, comme si une complicité entre les voyageurs suffisait à faire éclater la bombe…

 

 

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L’attaque de diligence

 

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Cela ressemble à une attaque de diligence. Mais c’est dans le TGV-A que ça se passe. Une femme fait irruption dans la rame, en entrant du côté de la voie ferrée. Massive, hommasse, tonitruante, elle informe d’emblée la société qu’elle préfèrerait ne pas en être réduite à cela, que la vie ne l’a pas aidée et que ce qu’elle a accompli, elle est la dernière à l’avoir voulu. Mais elle n’aurait pas fait un enfant sans homme et « Ne me jugez pas, mesdames et messieurs, mais j’ai moi-même été une enfant de l’assistance publique et je ne voulais pas faire à un enfant ce que l’on m’avait fait à moi-même. J’ai préféré avorter et je peux vous le dire, ce n’était pas de gaité de cœur. Et maintenant… Le train va partir. Le temps est à l’alerte. Il s’agit d’ouvrir sa bourse. Et vite. Ce n’est pas le moment de refaire le monde, de prendre parti pour ou contre, d’afficher ostensiblement ses positions sur un sujet de société. On est quasiment en situation de hold-up. En quelques secondes, on renvoie une femme ravagée, à la rue dont elle est issue. Les passagers ouvrent leur bourse. Ma voisine, une femme sans âge, grise, mais dont on peut parier qu’elle a trainé ses semelles dans toutes les manifestations et commandos anti-avortement, y va de sa pièce et de ses mots de réconfort.

 

 

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La magistrature

 

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lls parlent haut et fort. Tout le wagon peut profiter de leur conversation, comme c’est souvent le cas des sourds ou des gens à qui la naissance a conféré allez savoir quel sentiment de leur importance.
Ils sont deux : un homme et une femme. C’est l’homme qui parle le plus fort. Si elle garde une certaine hauteur de voix, c’est pour ne pas se désolidariser d’avec son compagnon. Ils ne sont pas seuls, ils forment un groupe. Un organisateur qui a « tout prévu » leur distribue des tickets de métro pour l’arrivée à Paris. Ils n’ont pas eu le temps d’acheter Le Monde . On ne met pas beaucoup de temps à savoir qu’ils vont à un congrès de la magistrature.
« Tiens… Tu n’as pas siégé au procès de cette Leila…  » Elle confirme. Elle dit qu’elle n’en est pas mécontente. Cela « m’aurait embarrassée, franchement. » Ils parlent de cette très jeune fille qui a tué l’une de ses copines sauvagement, pour un stupide différend.
Monsieur le Juge se donne quelques secondes de réflexion. Il parle des criminels qui encourraient la peine de mort dans leur propre pays et qu’à cause de lois iniques, la France ne peut extrader. » Nos prisons sont pleines de cette racaille. Ils savent qu’on ne peut pas les extrader parce que si on les renvoie chez eux, ils seront pendus. » La magistrature laisse à chacun le loisir de méditer la pertinence de cette remarque. Il se tait trop peu de temps pour que s’exprime un droit de réponse. ll est clair que sa compagne n’entamera pas ici cette conversation.
Tout à coup :  » Il m’est arrivé un truc ! … » Il la renseigne sur la façon de prendre un billet de train. « Ce n’est pas là où tu es allée ce matin – dit-il – Là, c’est pour les embarquements immédiats. Moi, c’était dans la salle du dessous. Dès en arrivant, tu prends un ticket avec un numéro. Il y a des chaises ou des fauteuils pour t’asseoir en attendant ton tour. Il y a un écran où ton numéro finit par apparaître. C’est là que ça se corse. On te demande un tas de renseignements…  » Il n’en revient pas. L’’attente dans une salle d’attente, avec les autres, tous les autres, n’importe quels autres. Il a dû répondre de ses déplacements,  » Où, quand, comment ?  » Il en est surpris, interloqué. Cette vulnérabilité dans le sort commun le laisse pensif jusqu’à la fin du voyage.

 

 

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L’impériale

 

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Sans doute flottait-il autour d’elle une sorte de halo de désastre romantique. Une absence, une distance, sinon une indifférence totale aux choses et aux êtres, qui s’incarnait dans sa pâleur, la décoloration de ses yeux, la trace bleutée de ses cernes et une sorte d’immobilité aussi cadavérique que suspecte.
« Vous savez que vous voyagez en première avec un billet de seconde ! » tonna le contrôleur, rappelant énergiquement ce fantôme à la réalité.
Elle avait pris place sur l’impériale parce qu’elle trouvait que c’était plus confortable, qu’il n’y avait personne et c’était un jour où elle préférait être seule.
« Je ne savais pas ! » s’excusa-t-elle.
« Vous ne saviez pas ! « répéta le contrôleur, prenant place en face d’elle… « Vous allez où ? »
Il fit un rapide calcul. Jusqu’à sa destination , il n’y aurait pas d’autre contrôle.
« Bon… conclut-il finalement. Je sors de 8 jours de grève dure … Et je ne vais pas commencer par verbaliser ! » Puis après un rapide coup d’œil à la passagère… « Ah ! – dit-il – adoptant un lamento assez éloigné de Monteverdi, mais très compatissant, passant ainsi du registre de la relation à la clientèle à un ton que l’on emploie davantage avec des gens avec qui existe une certaine connivence. Ah !… On n’est pas toujours en état de faire la différence entre première et seconde classe ! »…
Elle acquiesça d’un léger mouvement de la, tête. « Mais bon – poursuivit-il – Après 15 jours de grève … Et puis, je viens de recevoir le Prix de Poésie de la SNCF ! «
– Vous écrivez de la poésie ?
Il écrivait de la poésie. Rien de ce qui est humain ne lui était donc étranger. Et c’est à ce titre, qu’il finit par lui arracher la confidence que ce n’était pas le plus beau jour de sa vie.
Ah ! compatit à nouveau le poète… Il y a des jours… Moi, quand ça va pas. Je prends mon chien. Je le fais monter dans la voiture et je roule…
– Je ne conduis pas. Et je n’ai pas de chien ! regretta-t-elle.
Ils échangèrent un moment sur les remèdes à la mélancolie, au bout duquel, à l’évocation de l’objet de sa contrariété, elle laissa filtrer des commentaires où surnageaient les termes de « con- chier- merde ! »
« Vous parlez comme ma fille ! » s’émut l’homme de Lettres.
Quand ils arrivèrent à la petite gare de Miramas, il s’empara de sa mallette rouge en fer et la prévint : « Je vais vous faire traverser par la voie ! Et si on vous demande qui vous êtes, vous direz que vous êtes ma nièce ! »
C’est ainsi que les amis qui l’attendaient avec la tête qui convient lorsqu’on vous a annoncé une Bérézina, assistèrent à ce moment unique dans sa vie : son quart d’heure de gloire – qui n’arrive pas toujours là où on l’attend – quand dans ses voiles mauves, elle traversa la voie sur les pas plein d’allant du poète de la SNCF .

 

 

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C’était le jour de l’attentat

 

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C’était le jour de l’attentat contre une école Juive de Villeurbanne . Le jour même, ou celui de la minute de silence. Le glas avait peut-être même sonné aux clochers des églises de Lyon.
L’après-midi, entre deux stations de métro, quelques jeunes braillards ont tiré le signal d’alarme et la rame s’est immobilisée dans le tunnel.
Ils riaient. Ils étaient les maîtres des lieux. L’un d’entre eux s’est assis à mes côtés. Dans un tunnel, une rame fermée, une situation bloquée, un jour d’attentat, on évite la confrontation. Après vérification, le métro est reparti.
Nous sommes descendus à la même station. Sur le quai, je lui ai dit : « Quand même, vous exagérez ! »
– Comment ça – s’est-il empressé de répondre – Comment ça on exagère ! Au contraire… On veut juste vérifier que ça marche !..
Il s’en sortait avec insolence et un sens certain de la répartie. Je lui ai fait crédit de sa mauvaise éducation, de sa bêtise, de son aptitude à s’en sortir, aussi . Et de quelque humour.
J’aurais nié l’évidence. J’aurais refusé de formuler l’innommable. Il était trop tôt, pour reconnaître dans cette vitalité dévoyée ce qu’aujourd’hui je n’hésiterais pas à nommer la Bête immonde et renaissante.

 

 

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Vigiepirate était à son acmé et la valise solitaire. En un clin d’œil la rumeur circula. Elle devint dans le wagon en émoi le point de cristallisation des angoisses post attentats. Les passagers se consultèrent. Les passagers tergiversèrent. Les circuits neuronaux susceptibles et immédiatement mobilisables en cette période, se mirent en branle à la vitesse de la lumière. La décision tomba, à la mesure de l’événement, avec la rapidité qu’imposait la situation.
On était encore dans des wagons à fenêtres ouvrantes…Un passager baissa la vitre. Avec des précautions de démineurs, deux apprentis héros, réglèrent son compte à l’objet suspect. La valise venait d’effectuer un saut dans l’inconnu quand l’homme revint du wagon restaurant, café en main…

 

 

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Le 9 janvier 2015

 

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La pluie épaisse et noire accablait les quais du RER.
Ma valise m’encombrait. Il s’est penché, l’a empoignée et l’a calée entre nous contre la fenêtre. Un regard. Un sourire. « Merci ! » Il y avait encore de la place. Il n’avait fait qu’anticiper la foule qui allait suivre.
Un couple a occupé les banquettes. La femme à côté de lui. L’homme à côté de moi. C’était l’heure du retour chez soi. Ou de la sortie du samedi soir. Ce soir d’hiver, sous la pluie.
Le couple échangeait dans une langue qui m’était étrangère.
Il m’observait à la dérobée. Une peau de miel. Des yeux vifs. Une très belle jeunesse, douce et tranquille.
Son i-phone a vibré. Il a décroché à voix basse. Lui aussi parlait une langue très étrangère. Non identifiable. J’ai remarqué sa bague. Une pierre orange sertie dans un métal argenté. J’ai remarqué sa montre. Un véritable tableau de bord avec plusieurs cadrans. Je me suis demandée à quoi pouvaient servir autant d’informations. J’ai décidé qu’il était afghan. Venu faire des études en France. Qu’il avait peut-être été traducteur pour les armées d’occupation. Et qu’il avait fui à temps avant le départ des troupes « alliées ». Un cadran sur sa montre restait là-bas…
Dans la rame, personne ne parlait la même langue. Sans insistance, sans regard pesant, il me regardait regarder. Personne, ce jour-là, n’était indifférent à la personne en face de soi. Les mots soudain manquèrent. J’aurais pu dire, la pluie … La pluie sur le sol. La pluie sur la vitre. On ne pouvait pas parler de la pluie. Chaque regard dérobé révélait que rien n’était dit.
Ma valise a glissé vers lui. Je me suis empressée de la retenir. Il a dit : « Ce n’est pas grave ! » et son regard appuyé martelait : « Ce n’est pas grave ! ». J’ai l’esprit d’escalier. Rien ne venait. « Ce n’est pas grave ! » a t’il répété et sa voix était lente et lasse. C’est tout ce que j’ai trouvé : « Non, vraiment… Ce n’est pas grave ! »

Le 9 janvier 2015

 

 

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2 réflexions sur « Récits ferroviaires »

  1. Mais qui ne conduisait pas à cette marée haute… Merci Damien!

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