Récits ferroviaires – L’impériale

 

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Sans doute flottait-il autour d’elle une sorte de halo de désastre romantique. Une absence, une distance, sinon une indifférence totale aux choses et aux êtres, qui s’incarnait dans sa pâleur, la décoloration de ses yeux, la trace bleutée de ses cernes et une sorte d’immobilité aussi cadavérique que suspecte.
« Vous savez que vous voyagez en première avec un billet de seconde ! » tonna le contrôleur, rappelant énergiquement ce fantôme à la réalité.
Elle avait pris place sur l’impériale parce qu’elle trouvait que c’était plus confortable, qu’il n’y avait personne et c’était un jour où elle préférait être seule.
« Je ne savais pas ! » s’excusa-t-elle.
« Vous ne saviez pas ! « répéta le contrôleur, prenant place en face d’elle… « Vous allez où ? »
Il fit un rapide calcul. Jusqu’à sa destination , il n’y aurait pas d’autre contrôle.
« Bon… conclut-il finalement. Je sors de 8 jours de grève dure … Et je ne vais pas commencer par verbaliser ! » Puis après un rapide coup d’œil à la passagère… « Ah ! – dit-il – adoptant un lamento assez éloigné de Monteverdi, mais très compatissant, passant ainsi du registre de la relation à la clientèle à un ton que l’on emploie davantage avec des gens avec qui existe une certaine connivence. Ah !… On n’est pas toujours en état de faire la différence entre première et seconde classe ! »…
Elle acquiesça d’un léger mouvement de la, tête. « Mais bon – poursuivit-il – Après 15 jours de grève … Et puis, je viens de recevoir le Prix de Poésie de la SNCF ! «
– Vous écrivez de la poésie ?
Il écrivait de la poésie. Rien de ce qui est humain ne lui était donc étranger. Et c’est à ce titre, qu’il finit par lui arracher la confidence que ce n’était pas le plus beau jour de sa vie.
Ah ! compatit à nouveau le poète… Il y a des jours… Moi, quand ça va pas. Je prends mon chien. Je le fais monter dans la voiture et je roule…
– Je ne conduis pas. Et je n’ai pas de chien ! regretta-t-elle.
Ils échangèrent un moment sur les remèdes à la mélancolie, au bout duquel, à l’évocation de l’objet de sa contrariété, elle laissa filtrer des commentaires où surnageaient les termes de « con- chier- merde ! »
« Vous parlez comme ma fille ! » s’émut l’homme de Lettres.
Quand ils arrivèrent à la petite gare de Miramas, il s’empara de sa mallette rouge en fer et la prévint : « Je vais vous faire traverser par la voie ! Et si on vous demande qui vous êtes, vous direz que vous êtes ma nièce ! »
C’est ainsi que les amis qui l’attendaient avec la tête qui convient lorsqu’on vous a annoncé une Bérézina, assistèrent à ce moment unique dans sa vie : son quart d’heure de gloire – qui n’arrive pas toujours là où on l’attend – quand dans ses voiles mauves, elle traversa la voie sur les pas plein d’allant du poète de la SNCF .

 

 

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